ÉRIC   LYSØE

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L’Inconnue dans le miroir


Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens,

qui nous empêche d'en inventer un ?

                                                                       Ernest Chotard



Certains, lorsqu’ils se rasent, s’examinent attentivement dans le miroir. Sans doute essaient-ils de se convaincre qu’un destin exceptionnel les attend. Peut-être s’imaginent-ils avoir la tête du nouveau Brad Pitt ou celle du futur président de la République. C’est loin d’être mon cas. J’évite de croiser mon regard, préférant lorgner les angles de la glace, les biseaux du verre, l’endroit où la lumière se décompose. Ce n’est pas que je cède à un penchant enfantin pour les arcs-en-ciel. Non ! Je dois souffrir plutôt d’une sorte de malaise congénital. Je n’aime pas le visage que j’arbore en public, et le public, à mes yeux, se réduit parfois à une seule personne. Même s’il s’agit tout simplement de mon double.

N’allez pas croire pour autant que j’aie été défavorisé par la nature. Sans être un Apollon, il m’arrive de plaire, aussi bien d’ailleurs à de jolies femmes qu’à certains hommes. La répugnance que j’éprouve à me contempler découle donc de tout autre chose que de mon physique. Elle doit venir de plus loin. Peut-être parce que la vie m’a privé de ce qu’elle a accordé à beaucoup d’autres : le regard d’une mère sur les boucles blondes ou le front innocent de son fils. La mienne est morte peu après ma naissance.

Ce matin-là, donc, je m’observais comme à l’ordinaire l’œil en biais. Je discernais vaguement l’étendue rosâtre laissée à nu par le rasoir et, devant la lame, le champ de mousse qu’il restait à labourer. À l’instant où j’abordais cette région particulièrement résistante qu’est le coin supérieur des lèvres, juste en dessous des ailes du nez, je vis soudain mon image se déformer — j’allais dire : se décomposer. Une courbe très claire se détacha de ma joue. Comme si elle vivait une existence indépendante, elle ondoya un bref instant près de mon visage pour finalement disparaître dans l’épaisseur du verre.

Cette impression fugitive me troubla bien plus qu’elle n’aurait pu le fait chez quelqu’un d’autre. Car c’était la preuve indubitable que le miroir présentait un défaut. Je scrutai le décor inversé de ma salle de bains, tel qu’il se reflétait dans la glace et j’y crus saisir à nouveau cette partie de moi qui s’enfuyait dans la profondeur du néant. Il y avait donc une malfaçon, une paille dans le verre. Certes, l’imperfection devait être à peine visible, puisque j’avais mis près de deux ans avant d’en constater les effets. Elle n’en était pas moins indiscutable.

L’image de mon père, que j’avais toujours considéré comme une sorte d’artiste rigoureux, proche de l’intégriste, s’en trouvait quelque peu écornée. Car le miroir, la chose me faisait peine à dire, venait tout droit de l’entreprise familiale. Même s’il avait été tiré d’un ancien stock d’invendus, il avait dû être longuement vérifié par un homme qui se vantait de jeter au rebut toute pièce défectueuse.

— Quand le verre n’a pas été bien poli, petit ! Quand le tain a mal été déposé, il ne sert à rien de vouloir corriger la maladresse de l’ouvrier ou de la machine. La marchandise ne peut être mise sur le marché sans déshonorer le commerçant.

Tels étaient les propos qu’avait coutume de tenir l’auteur de mes jours, une fois devenu le patron exigeant et respecté de la Miroiterie Benjamin Glaszer et Fils. Et pour m’en faire vérifier le bien-fondé, il m’entraînait d’un poste de travail à l’autre, le long du parcours compliqué qu’il avait une fois pour toutes arrêté à l’intention de ses visiteurs et grossistes. Sans doute cherchait-il par ce biais à m’inspirer une sorte d’attirance pour l’entreprise dont j’ai hérité à sa mort l’an passé, et à laquelle, malheureusement, je suis loin de me consacrer corps et âme.

Or voilà que l’excellent homme était pris en défaut, et sur le terrain même dont il se faisait une gloire !

— Finalement, mon cher papa, tu n’étais pas aussi exigeant que cela avec toi-même, dis-je à mi-voix en sortant de la salle de bains.

J’étais, je l’avoue, assez heureux de découvrir enfin une légère faiblesse à mon père, lui qui se plaisait à m’en attribuer de nouvelles chaque jour.


Cependant, en retournant me brosser les dents après le petit-déjeuner, il me fallut admettre que le problème était plus complexe que je ne l’avais imaginé de prime abord. Penché au-dessus du lavabo, je crachais mon dentifrice quand je surpris dans la glace une forme qui ne pouvait en aucun cas être la mienne. Elle se déplaçait à vive allure, et assez loin de mon reflet. Là encore, le phénomène ne dura qu’une fraction de seconde. Pendant un bref instant, le verre capta une présence dont j’avais du mal à expliquer l’origine. Peut-être une voiture passant dans la rue voisine avait-elle réfracté un rayon de soleil. Ou encore… Qui sait si le défaut que j’avais attribué un peu hâtivement à un manque de vigilance de mon père ne provenait pas plutôt de moi, de ma vue défaillante et d’une imagination trop souvent surexcitée ? Je retirai mes lentilles de contact, m’en appliquai une nouvelle paire sur les yeux et considérai attentivement la glace. Plus rien d’anormal ne parut devoir se présenter : dans le monde du reflet, la douche, la baignoire et le porte-serviettes menaient leur existence muette d’objets sans âme.

Le doute s’était néanmoins instillé en moi, et le lendemain, pour la première fois peut-être depuis l’adolescence, je m’observai fixement dans le miroir. J’avais le cœur léger en dérogeant ainsi à mes habitudes, car je ne cherchais nullement à flatter un quelconque narcissisme. Bien au contraire, j’avais un alibi : je voulais percer le mystère enfoui dans les profondeurs du verre.

Ce matin-là cependant, rien d’autre ne m’apparut que mon visage un peu triste, visage d’oisif désabusé qui, la quarantaine passée, n’attend plus grand-chose de la vie. Je ne m’avouai pas vaincu pour autant. J’étais sûr d’avoir surpris quelque chose, quelque chose qui, à force d’y réfléchir, prenait pour moi de plus en plus d’importance. Je répétai donc quotidiennement ma traque de l’imperceptible phénomène, changeant à chaque fois de position vis-à-vis de la glace, m’appliquant à l’observer avec ou sans lentilles, chaussant d’anciennes lunettes qui n’étaient plus à ma vue ou d’autres, plus récentes, prétendument antireflets, anti ultra-violets, anti lumière bleue et que sais-je encore…


Ce fut le neuvième ou le dixième jour — j’ai du mal à me souvenir de la date exacte — ce fut… disons le dixième jour qu’enfin, elle m’apparut. J’avais presque renoncé à ma quête ce matin-là, quand soudain une forme se dessina juste à côté de mon image, une femme qui, elle aussi, s’examinait dans le miroir. Elle était nue, très pâle, légèrement penchée comme moi au-dessus du lavabo. Curieusement cependant, elle ne me faisait pas face et contrariait ainsi toutes les lois de l’optique. Un instant, je songeai au fameux tableau de Magritte, La Reproduction interdite, où l’on voit un homme de dos contempler son propre reflet, lui aussi de dos. Mais ce n’était pas moi que j’apercevais dans la glace, c’était elle, depuis la chute des reins jusqu’au sommet du crâne — une peau laiteuse qui captait le moindre rayon de soleil et une chevelure blonde qui cascadait sur les épaules et dont les dernières boucles atteignaient les fossettes sacrées.

Mû par un réflexe stupide, je me retournai, comme si je m’attendais à découvrir une femme réelle dans ma salle de bains. Par quel miracle aurait-elle pu pénétrer chez moi ?

La pièce était vide, évidemment. Tout en me reprochant ce comportement de grand naïf, je repris mon examen minutieux et approchai mon visage du reflet. Je ne cherchais nullement à entrevoir ce corps nu au-delà des limites que lui imposait la glace. Je voulais avant tout le saisir dans son épaisseur. J’avais eu l’intuition un peu sotte qu’une femme virtuelle ne pouvait avoir de relief. Or celle que j’observais à présent était loin d’en être dépourvue. Fasciné par ce que j’apercevais de courbes bien réelles, je me penchai pour en prendre toute la mesure. Tant et si bien que je finis par heurter assez violemment le verre. Alertée par le tintement produit par le choc, l’inconnue me fit brusquement face, son visage m’apparut dans une sorte de brume. Je n’eus pas le loisir de la contempler plus longtemps, car après s’être enveloppée jusqu’aux genoux dans un drap de bain, elle s’était enfuie dans les profondeurs du reflet. Bizarrement, je n’eus pas l’idée de vérifier si quelque chose avait disparu du côté de mon porte-serviettes. 


Le lendemain, elle était là, sans que j’aie à consentir le moindre effort pour l’apercevoir. Elle me faisait face et avait pris cette fois le temps de s’habiller. Rien de très érotique cependant. Visiblement, elle ne cherchait pas à me séduire. Elle portait un pull ample qui dissimulait tout de ses formes, et un jeans dont je n’entrevoyais que la ceinture. Ce que je devinais de sa coiffure, quelques mèches tombant d’un chignon rassemblé à la hâte, accusait cet air un peu bohème qui d’emblée me troubla. Son visage aurait sans doute achevé de me bouleverser s’il n’était demeuré quasiment insaisissable. Comme la veille, il était noyé dans une sorte de brume. Une buée légère devait s’être déposée sur la glace, mais de son côté. Car, lorsque je m’emparai d’une éponge pour l’essuyer, elle résista à toutes mes tentatives de la faire disparaître. Ce mince voile, qui formait comme un rideau de gaze, brouillait les traits de l’inconnue. Je parvins néanmoins à surprendre une série de mouvements sur ses lèvres. Elle s’efforçait de me parler. Je me tapotai l’oreille en secouant négativement la tête, afin de lui montrer que je ne pouvais l’entendre. Elle m’approuva d’un geste, puis s’approcha du miroir, presque à le toucher. La buée qui me masquait l’essentiel de son visage, parut un instant se dissiper. Cette sorte de trouée fut toutefois si brève qu’elle ne me permit pas de retenir le détail de ses traits. Seul, le dessin de la bouche s’imprima avec précision sur ma rétine. Rien de ces courbes amples, pulpeuses à souhait qui font l’attrait des sourires de vamp. Les lèvres étaient minces, entrouvertes sur une rangée de dents à l’alignement parfait. Sans la moindre trace de maquillage, elles complétaient à merveille le reste du tableau.

Du doigt, sur le miroir embué, l’inconnue commença par écrire son prénom en lettres capitales, avec une sorte d’application enfantine :

— Hélène.

J’approuvai d’un mouvement de tête. Mais plutôt que de souffler à mon tour sur la vitre, je m’en allai chercher une feuille de papier et un stylo à bille afin de lui rendre plus aisément la politesse. J’avais en tête de lui montrer qu’il y avait des moyens plus simples de communiquer.

Je ne fus pas bien long à venir me poster à nouveau devant la glace. Et pourtant mon énigmatique visiteuse s’était volatilisée. Je m’expliquais mal sa disparition et allai, assez sottement, cogner du doigt contre le verre pour tenter de la rappeler. En vain, évidemment.


Elle ne revint pas le lendemain. Ses apparitions étaient décidément trop irrégulières, trop instables. Il me fallait exercer une surveillance plus étroite. Je me résolus donc à transporter le miroir dans ma chambre, afin de le placer juste en face de mon lit. À dire vrai, il aurait été plus logique que je l’installe dans la bibliothèque. C’est l’endroit où je passe la majeure partie de mon temps. Dédaignant bien souvent mon bureau au sein de l’entreprise paternelle, il m’arrive d’y recevoir certains de mes collaborateurs et, de temps en temps, mes rares amis. Je ne tenais pas à ce qu’Hélène débarque sans crier gare devant l’un ou l’autre de ces étrangers. Elle se serait immanquablement enfuie pour éviter tout ce beau monde, et je ne suis pas sûr qu’elle aurait osé réapparaître. Il nous fallait un lieu intime, comme cette salle de bains, mais plus chaleureux, presque rassurant. Sans compter que je l’aurais en face de moi dès le réveil, et tout pareillement peut-être durant ces longues heures nocturnes où il m’arrive de chercher désespérément le sommeil.

Du fait de ses proportions hors du commun, la glace était non seulement encombrante, mais également très lourde. Il m’était impossible de la décrocher seul sans risquer de l’abîmer. Je demandai donc à Amédée, qui joue chez moi tout à la fois le rôle de majordome, de jardinier et de cuisinier, de m’aider à procéder à son déménagement. J’avais négligé le fait que ce garçon, quoique fort respectueux de ma personne, a parfois des gestes un peu brusques. En posant le bord du miroir sur le sol, il dut involontairement heurter une des dalles du pavage. Je ne m’en rendis pas compte tout de suite. Mais peu de temps après l’installation, je remarquai que le coin inférieur droit était légèrement fendillé.

Le dommage n’était pas bien grave. Et en retournant dans la salle de bains, devant le grand espace nu, carrelé de gris, j’éprouvai un sentiment de soulagement. Vous me tiendrez sans doute pour un imbécile, mais retirer la glace de son emplacement d’origine m’avait délivré d’une sourde angoisse : elle ne dissimulait aucune pièce inconnue, aucun passage secret, aucune réplique de la salle de bains où Hélène aurait vaqué le plus naturellement du monde. La jeune femme se trouvait donc bien dans le verre. Et c’était là un mystère de la physique ou de l’optique qu’il me fallait résoudre.


Je me préparais à enquêter sur le phénomène quand une série d’événements me firent prendre un léger retard. Le lendemain du déménagement, le miroir ne me renvoya pas l’image tant attendue. Les apparitions d’Hélène étaient cependant si irrégulières que je ne m’en préoccupai guère. Mais, au bout de trois jours sans le moindre signe de sa part, je commençai vraiment à m’inquiéter. Cette disparition était-elle due au léger accident de manutention à la suite duquel l’angle de la glace se trouvait endommagé ? N’était-ce pas plutôt ma décision de changer le miroir de place qui avait rompu le charme ? Allais-je être condamné à vivre désormais sans elle ?

Je me rendis dans la cuisine pour y prendre un bol. Je passai ensuite dans la salle de bains pour le remplir d’eau chaude et me munir de mon nécessaire de toilette. Puis, je commençai à me raser tout en contemplant la glace, non pour y observer mon visage, mais dans l’espoir de voir paraître la forme désirée. Oui, désirée ! C’était tout à fait stupide de ma part, je le reconnais. Je n’avais aperçu cette femme qu’à deux reprises, je ne connaissais même pas la couleur de ses yeux… Et pourtant ! Je ne sais quelle force d’attraction émanait d’elle et je me sentais capable de tenter l’impossible pour la rejoindre. J’étais amoureux, amoureux d’une image, comme un adolescent boutonneux que la moindre photographie de pin-up fait rêver des nuits entières. N’allez pas en déduire cependant que je suis casanier au point de mener une vie de totale abstinence. J’ai eu bien des maîtresses et ne suis pas du genre à m’éprendre d’une femme au premier coup d’œil. Mais avec Hélène, je sentais que les choses seraient différentes. Ce n’était pas simplement le peu que j’avais entrevu de son corps qui me plaisait, c’était le mystère incroyable dont son existence s’entourait. Convaincu ce matin-là de les avoir l’un et l’autre perdus, je sombrai dans une amère mélancolie. Ce fut en traînant les pieds que je pris le chemin de la miroiterie paternelle.


Dès le jour suivant néanmoins, je sentis renaître l’espoir. La glace reflétait le décor de ma chambre : lit, table de nuit, armoire, avec à droite, légèrement entrebâillée, la porte qui donne accès à la salle de bains. Eh bien ! Au moment précis où je me réveillais tout à fait, où mon œil s’habituait à la pénombre, je vis ou je crus voir un visage qui se glissait dans l’embrasure de cette porte. C’était elle ! Malheureusement pour moi, le temps que je me redresse contre l’oreiller, elle avait disparu.

Le lendemain, j’eus droit à la même scène. Mais cette fois, au lieu de montrer tout de suite à Hélène que j’étais éveillé, je feignis de sommeiller encore. L’observant du coin de l’œil, je la vis pénétrer dans ma chambre – je veux dire dans le reflet de ma chambre. On aurait dit qu’elle découvrait un monde inconnu. Vêtue comme l’avant-veille de son jeans et de son pull informe, elle avançait prudemment, comme si elle craignait la présence de quelque chausse-trappe. Puis elle s’arrêta, posa la main sur chacun des meubles. Elle semblait en caresser le bois, comme pour s’imprégner de ce nouveau décor. Parvenue à côté de ma table de nuit, elle s’empara d’un des ouvrages que j’y avais empilés. C’était Belle du seigneur, roman dont je relis régulièrement certains passages. Elle l’ouvrit à peu près au milieu, en parcourut les deux pages, le referma en souriant, puis le replaça exactement à l’endroit où il se trouvait quelques secondes plus tôt. Simulant le sommeil, je ne pus évidemment vérifier si le vrai livre avait suivi un trajet identique à celui de son image dans le miroir. Pour tout dire, cette question, bien que cruciale, m’importait peu, car Hélène s’était approchée de mon reflet, elle se penchait au-dessus de lui, et j’eus le sentiment qu’elle se préparait à l’embrasser – oh, qu’on se rassure ! pas sur la bouche, non, mais sur le front. 

C’était là une attitude par trop maternelle et je voulus lui montrer que je n’étais pas un enfant qu’on câline ainsi dans son sommeil. Je me redressai, les draps me tombèrent jusqu’à mi-cuisse, révélant le reste de mon corps … Je n’étreignis bien sûr que le vide. Et pour cause : il n’y avait personne d’autre que moi dans la pièce !

Dans le miroir, mon reflet n’avait pas eu plus de chance. Car, me voyant soudain aussi nu qu’au jour de ma naissance, Hélène prit peur, recula brusquement, heurta la table de nuit et fila en direction de la salle de bains. Une seconde plus tard, je n’avais plus sous les yeux que le décor de ma chambre. J’étais seul, ahuri, les yeux grand ouverts. Ce n’était pas tant la fuite de la jeune femme qui me surprenait que le léger désordre qu’elle avait engendré. Le choc de sa cuisse contre le chevet avait ébranlé ma pile de livres telle qu’on pouvait la voir dans la glace. Belle du seigneur se trouvait à présent sur la descente de lit. Je dois être plus précis : l’ouvrage n’était pas seulement tombé dans le monde du reflet, dans la réalité aussi, il était à terre, ouvert de manière identique, et corné à la même page… Exactement.

Je ne pouvais plus attendre. Hélène m’était revenue et, avec elle, le mystère de son existence, un mystère qui semblait s’épaissir de jour en jour. Il fallait que je parvienne à l’éclaircir avant qu’il ne devienne insondable. Je dois vous dire que je suis un animal cartésien. Je pense qu’il n’est aucune énigme dont on ne peut venir à bout, à condition d’en traiter un à un chacun des aspects. J’abandonnai momentanément la question du livre et de son reflet, de l’action du second sur le premier, pour me concentrer sur le problème central : la présence d’une femme dans cette glace dont mon cher père avait pourtant supervisé la parfaite fabrication.


Il était tout naturel que je mène une enquête discrète au sein de l’entreprise familiale. Je ne connais rien aux propriétés matérielles des miroirs, mais dans mes lectures j’avais découvert certains effets de rémanence. Théophile Gautier, Gérard de Nerval ou encore Goethe étaient persuadés que rien ne se perd dans notre monde. Selon eux, le temps s’apparenterait à une sorte de force centrifuge qui transporterait des scènes déjà vécues, les visages d’êtres morts depuis des siècles, et cela jusqu’aux confins de l’univers. Il y aurait de lointaines régions de l’espace où Pâris, s’il a existé, continue à enlever Hélène, où Hélène Fourment ne cesse de poser pour Rubens, où Ronsard écrit indéfiniment ses Sonnets pour Hélène. Vous me direz, bien sûr : ce ne sont là que des songes de poètes. Ces rêveurs imaginent le monde en fonction de leur propre désir d’immortalité. Sans doute, mais comment expliquer alors les phénomènes dont j’étais devenu le témoin? Certes, on pouvait trouver plus raisonnable de mettre en avant quelque fantasme de ma part. Une femme que j’aurais aimée et qui brusquement m’obséderait au point de projeter son image à côté de la mienne. J’avais beau cependant fouiller dans mes souvenirs, je ne voyais pas d’ancienne maîtresse dont le physique, la taille, la couleur de cheveux puissent correspondre exactement avec mon Hélène. C’était d’ailleurs la première fois de ma vie que je croisais ce prénom.

J’en restais donc à l’hypothèse poétique de la rémanence. En pénétrant dans les locaux de la Miroiterie Glazser et Fils, je ne me rendis pas directement dans le grand bureau à l’étage où, d’ordinaire, je faisais mine d’être le patron. Je m’attardai devant chacun des postes de fabrication. Les ouvriers étaient un peu surpris, mais également flattés de me voir observer d’aussi près leur travail. Même si l’entreprise paternelle ne compte guère qu’une quinzaine d’employés, je leur apparais à tous comme une sorte d’autorité insaisissable. Ils me donnent du « monsieur le directeur » en des termes si respectueux que j’en reste toujours abasourdi. Je suis pourtant assez peu impliqué dans la vie de la miroiterie. J’y fais acte de présence deux heures le matin, cinq jours par semaine. Mais, justement, c’est peut-être la raison qui force leur admiration à mon égard. Car malgré mon relatif absentéisme, la chance, depuis un an, nous sourit de manière éhontée. Partout autour de nous les entreprises ferment, et notamment dans notre secteur d’activité. La nôtre résiste. Mieux, elle se développe.

Mon petit tour parmi les postes de travail s’acheva dans le bureau de Julien Mercier, notre contremaître. C’était lui qui, depuis la mort de mon père, s’occupait de vérifier chacun des miroirs sortis de nos ateliers. Il en connaissait toutes les caractéristiques techniques. Lorsque je lui parlai d’images rémanentes, il ne put s’empêcher de sourire.

— On peut faire illusion de cent manières avec une simple glace. Mais celle-ci restera toujours un objet inerte, qui ne saurait réagir comme l’œil d’un animal ou d’un être humain. Si vous fixez longtemps une forme, vous continuez à l’entrevoir les yeux fermés. Mais vous pouvez demeurer un an immobile devant votre miroir, il n’en mémorisera pas pour autant votre portrait. Ce n’est pas comme un moniteur d’ordinateur qui, si vous le laissez afficher sans cesse la même image, finit par se détériorer et conserver une sorte de fantôme du fond d’écran que vous avez choisi.

— Mais il ne peut y avoir comme des défauts dans le tain qui expliqueraient qu’un visage, par exemple, y reste comme imprimé ?

La naïveté de ma question fit s’accuser un peu plus le sourire de Julien. De tout le personnel de l’entreprise, c’était, de par l’étendue de ses connaissances, le seul à ne pas me prendre en tout point pour l’autorité suprême. Le sentiment de supériorité qu’il s’efforçait de dissimuler avait cependant ses limites. Il se fondait uniquement sur les aspects techniques et historiques de la miroiterie. Il n’entamait en rien le respect pour l’homme d’affaires habile, tel que je m’imposais à ses yeux comme à ceux des autres. C’était de mon activité supposée que dépendaient les augmentations de salaire que j’octroyais régulièrement à tous, au vu de nos bilans trimestriels.

— Il y a beaucoup de légendes sur cette question, monsieur le directeur, fit-il, comme pour justifier la crédulité dont je lui semblais faire preuve.

Il marqua un temps de réflexion avant de poursuivre :

— Certains de ces récits doivent reposer sur cette idée de rémanence dont parlent les poètes. Tenez, on raconte que l’excellent Pythagore, qui fonda notre science géométrique, détenait un miroir magique qu’il présentait à la lune pour connaître l’avenir. Bien plus tard, Catherine de Médicis possédait une psyché du même genre. Elle était persuadée d’y pouvoir discerner les grandes lignes de son destin. Si de tels objets permettaient à leurs propriétaires de se projeter dans le futur, d’autres étaient évidemment capables d’opérations inverses et de lever le voile sur le passé. Les nécromanciens d’autrefois prétendaient pouvoir converser avec les défunts en utilisant des blocs d’obsidienne taillés de telle sorte qu’ils réfléchissaient des scènes oubliées depuis des siècles. Ce n’est pas un hasard si un certain Arnaud de Villeneuve, médecin du pape Clément V, intitula un de ses ouvrages Miroir de l’alchimie.

Une fois de plus, Julien Mercier me surprenait. Je connaissais ses compétences en matière de technique, d’optique et de chimie. Mais j’ignorais qu’il puisse être à ce point expert en occultisme et en mythes.

— Vous êtes une véritable encyclopédie vivante ! m’exclamai-je en lui serrant chaleureusement la main.

Je rejoignis aussitôt mon bureau à l’étage. J’eus à peine le temps de m’asseoir et d’allumer l’ordinateur qu’Arlette venait toquer à ma porte.

Arlette Lambrichs est ma secrétaire. C’est une petite femme brune, un peu ronde et très discrète. Je la crois plus ou moins amoureuse de moi, bien qu’elle n’en laisse presque rien paraître. Elle fait irruption dès que j’arrive et glisse aussitôt un parapheur sous mon coude. En l’ouvrant à la première page, elle se penche plus que de raison au-dessus de mon épaule. C’est souvent pour moi l’occasion de plonger les yeux dans son décolleté et de me sentir presque asphyxié par son parfum, lourd et entêtant.

— Mercier est d’une culture invraisemblable ! lui dis-je ce matin-là en relisant la première des lettres que j’avais dictées la veille. Il connaît tout sur les miroirs, et même sur leurs usages légendaires ou magiques.

Arlette opina du chef.

— Et ce n’est rien à côté de son prédécesseur, renchérit-elle.

— Son prédécesseur ? répétai-je.

— Oui, Ernest Chotard…

L’image d’un petit homme me revint en mémoire. Brun de poils et de peau. Laid et boiteux. Mon père parlait de lui comme d’un puits de science. C’était à lui qu’on devait bon nombre des innovations techniques qui avaient assuré le succès de la Miroiterie Glaszer et fils. 

— Ah oui ! m’exclamai-je. Je m’en souviens à présent. Un vrai savant.

— Un chercheur ! souligna Arlette, avec dans la voix une nuance étrange qui ne me parut pas manifester une admiration sans bornes.

Je la considérai un instant et cherchai à comprendre. Tout en rapprochant légèrement son buste de ma joue, elle se sentit obligée de poursuivre :

— C’est que… voyez-vous… Il était un peu trop porté à fouiller dans les domaines les moins… comment expliquer ça ?… les moins judicieux. 

— Que voulez-vous dire ?

La secrétaire poussa un long soupir. Elle détestait colporter les ragots et hésitait à s’en faire l’exégète.

— Il faisait à ce qu’on dit des expériences, finit-elle cependant par lâcher. Enfin, ce qu’il prétendait être des expériences. Un peu comme l’aurait fait un peintre, il prenait des femmes pour modèles, et les faisait poser chez lui, le soir, devant un grand miroir.

— Poser ? Et c’est tout ? demandai-je.

J’étais à la fois heureux d’avoir obtenu les premiers éléments d’une piste, et désireux, avant de la suivre, d’en savoir plus sur cette affaire. Le sourire satisfait que j’affichais en interrogeant Arlette la fit rougir jusqu’aux oreilles.

— Il… Il n’y avait rien de sexuel là-dedans, si c’est à cela que vous pensez, bredouilla-t-elle. Ces dames se mettaient nues, comme le font les modèles pour les peintres ou les photographes. Elles restaient ainsi une heure ou deux devant le miroir. Puis Ernest sonnait la fin de la séance. Il leur versait la somme convenue et l’histoire s’arrêtait là.

— Et pourtant vous semblez désapprouver la chose, Arlette… Pour quelle raison ?

— Imaginez comme ce pouvait être gênant. Halluin est une petite ville. On a commencé à jaser. Mettez-vous à la place des pères et même des maris. Vous apprenez soudain que votre fille ou votre femme se déshabille devant un homme pour de l’argent. C’est quand même un peu de la prostitution, non ?

— Il s’agissait avant tout d’expériences scientifiques !

— Ça, c’est ce qu’il racontait ! rétorqua Arlette. En tout cas, quand il en a eu vent, monsieur Glaszer n’a pas hésité. Il l’a renvoyé avec toutes les indemnités possibles. Mais je peux vous dire que ça a fait du tintouin dans ce bureau.

— Chotard l’a mal pris, je suppose.

— Oh, c’est peu de le dire. Il a insulté votre pauvre papa, l’a menacé des prud’hommes et tout. Mais monsieur le directeur est resté ferme !

— Ça date de quand, cette histoire ?

— Oh ben ! répondit Arlette. Je commençais tout juste… Cela doit faire une dizaine d’années. Oui, c’est cela ! Je devais avoir vingt-deux ans…

Je la regardai, surpris de découvrir qu’elle était finalement très jeune, beaucoup plus que je ne l’imaginais. Je m’efforçai d’oublier sa présence, d’oublier surtout son parfum qui saturait l’atmosphère, et feignis de me concentrer sur l’examen des lettres contenues dans le parapheur. Une question cependant me brûlait les lèvres, mais je craignais de la voir dans l’immédiat rester sans réponse. Je tergiversai longtemps avant de la poser :

— Et parmi ses… disons ses victimes, vous ne vous souvenez pas, par hasard, d’une grande femme, blonde, à la peau très claire ?

Arlette se mit à bredouiller, comme si elle avait honte de cette histoire :

— Oh, monsieur le directeur, je me suis tenue à l’écart de cet individu et des créatures qu’il a engagées. Celles qui faisaient partie du personnel de la miroiterie ont demandé leur congé dès que le scandale a commencé. Elles ont toutes déménagé. Il y avait évidemment des blondes parmi elles. Nous sommes en terre flamande, quand même ! Mais grande… grande comment ?

J’essayai d’évaluer la taille d’Hélène par rapport à ce que j’avais pu en apercevoir dans la glace.

— Plus d’un mètre soixante-quinze, un mètre soixante-dix-huit, peut-être.

Arlette marqua un temps de réflexion, puis elle poursuivit sans trop hésiter :

— Vraiment grande alors ! Non, je ne vois pas du tout qui ça pourrait être.

Une fois le parapheur entier passé en revue et le courrier urgent dicté à Arlette, je m’attardai un peu dans le bureau, afin de jeter un œil aux archives paternelles. Je trouvai des dizaines de dossiers concernant d’anciens employés, ceux assez rares qui furent renvoyés, ceux plus nombreux qui travaillèrent à la miroiterie jusqu’à la retraite. Mais rien, absolument rien au sujet d’Ernest Chotard. On aurait dit que mon père ou quelqu’un d’autre avait souhaité qu’il n’en reste aucune trace. Sur les livres de compte, néanmoins, je pus vérifier qu’on lui versait chaque mois un salaire généreux, correspondant sans doute à ses compétences. Il avait été licencié le 17 septembre 199*. Comme l’avait calculé Arlette, il y avait donc dix ans que le contremaître était parti avec des indemnités plutôt confortables.

J’étais parvenu à reconstituer un ensemble plausible de faits : Hélène faisait partie des femmes qui, moyennant finance, s’étaient déshabillées devant le miroir d’Ernest Chotard. Celui-ci avait dû trouver un procédé permettant de capturer bien plus qu’une simple image rémanente, puisque le reflet se déplaçait, qu’il était en mesure de revêtir le pull et le jeans abandonnés quelques instants plus tôt et même de faire preuve d’initiatives. C’était en effet parce qu’il était doué d’une volonté propre qu’Hélène s’était approchée de la glace et y avait inscrit son prénom. Elle agissait de façon intentionnelle, qu’elle soit dans ma salle de bains ou dans ma chambre, au milieu de meubles qui devaient être bien différents de ceux qui l’avaient entourée au domicile d’Ernest Chotard. Tout cela paraissait totalement invraisemblable, et pourtant c’était la seule explication que je parvenais à donner aux événements.

Bien sûr, j’étais déçu de n’avoir affaire qu’à une image. Celle qui m’était apparue dans le miroir me semblait tellement réelle, si puissamment sensuelle et d’une sobriété excessive cependant, sans rien de provocant dans ses manières ou son habillement. Elle m’avait plu, précisément pour toutes ces raisons, pour l’impression que j’avais eue de croiser une âme et non la simple projection virtuelle d’un être de chair et de sang. Les investigations que je venais de mener, si rapides et superficielles qu’elles puissent paraître, démontraient tout au contraire que j’avais cédé aux charmes d’une illusion. Pour autant, je ne perdais pas espoir. Le reflet était là, presque à ma disposition. Peut-être pourrait-il répondre à mes questions et m’aider à remonter jusqu’à la véritable Hélène.


Je rentrai donc chez moi gonflé d’optimisme et me postai devant la glace. J’attendis tout l’après-midi, non sans me reprocher la précipitation que je mettais à tenter de résoudre l’affaire. J’avais eu la chance inouïe d’obtenir coup sur coup les révélations de Julien et d’Arlette. Les confidences de cette dernière, surtout, auraient dû m’apparaître comme un cadeau inespéré du hasard. Et pourtant, je m’obstinai à accélérer le mouvement. Jusqu’à présent, la longue jeune femme blonde ne s’était manifestée qu’au matin. Que diable ! Je pouvais attendre le lendemain pour lui faire part de mes découvertes. Mais non ! J’étais là, étendu au travers du lit, parcourant distraitement les pages d’une revue littéraire tout en considérant la glace d’un regard en biais.

Comme j’eus raison, finalement, d’agir de la sorte ! Car vers le soir, alors qu’une lumière chaude envahissait la pièce et mettait des paillettes d’or sur la fenêtre, Hélène poussa la porte de la salle de bains et m’apparut. Toute expression de crainte avait disparu de ses gestes. Elle s’approcha de mon reflet et s’assit au coin du lit. Je me redressai lentement. Le bras replié, la paume de la main en avant, je lui fis signe de ne pas avoir peur. Je ne tenterais rien qui puisse l’effrayer. Son visage m’apparaissait enfin nettement. La brume qui l’enveloppait s’était évanouie. La jeune femme était bien telle que je me l’étais représentée, à deux détails près qui ne faisaient qu’ajouter à son charme. Dans mon imagination, je lui avais attribué des yeux bleus : ils étaient bruns, d’une nuance profonde et chaude qu’embrasaient les teintes du soleil couchant. Un second élément lui donnait une présence plus réelle encore, comme l’un de ces détails que l’écrivain introduit dans sa description pour « faire vrai ». Elle avait un minuscule grain de beauté à droite, près de la commissure des lèvres. Au XVIIIe siècle, s’il s’était agi d’une mouche, on l’aurait appelée « La Baiseuse ». Ce qui semble aujourd’hui une dénomination bien vulgaire renvoyait simplement à l’époque au désir d’être embrassée. Inutile de dire que je cédai à cet appel. Mon reflet étreignit le reflet d’Hélène et leurs deux visages s’approchèrent jusqu’à se confondre. Je fermai les yeux et je ressentis… Je vous assure ! Je ressentis la chaleur douce et humide de cette bouche qui pourtant n’existait pas, le contact souple, velouté de cette langue imaginaire, et la pression de ce corps virtuel tout contre le mien.

Je ne sais combien de temps dura cette étreinte. C’est une banalité de le dire, mais les heures et les minutes me semblaient avoir suspendu leur cours. Lorsque le baiser prit fin, nos deux reflets s’écartèrent l’un de l’autre et je revins pour ma part assez lentement à la réalité. J’avais pris la précaution de déposer un bloc-notes et un stylo sur ma table de nuit. Je m’en emparai et rédigeai un premier message : « Il faut qu’on parle. Puisque les sons ne portent pas, le plus simple est de faire comme moi, et de vous munir d’un papier et d’un crayon. »

Hélène passa un long moment à déchiffrer ces deux phrases. Je crus d’abord que les difficultés qu’elle éprouvait provenaient de ma mauvaise écriture, ou peut-être du faible éclairage de la pièce. La nuit commençait à tomber. Je fis de la lumière avant de comprendre à quel point je pouvais être bête ! J’aurais dû m’en douter lorsque je l’avais vu tracer avec tant d’application les lettres de son prénom sur la vitre embuée : elle s’était forcée à écrire à l’envers, afin que je puisse lire plus commodément. Mais moi, stupidement j’avais couché sur la page près d’une trentaine de mots à l’endroit !

Une fois qu’elle eut enfin décrypté le message, elle secoua tristement la tête. S’approchant du miroir, elle le ternit légèrement de son haleine et inscrivit : « pas de papier ici ». Je restai un instant à réfléchir et soudain la certitude d’avoir trouvé m’illumina. Le reflet de Belle du seigneur avait agi sur le livre réel. Il suffisait de tenter l’expérience inverse. Je me plaçai donc près de la glace, tendis mon bloc et mon stylo en direction d’Hélène, lui faisant signe de s’en saisir. Elle avança la main, fit exactement le geste que j’attendais d’elle. Elle me parut s’emparer non point des deux objets que je lui présentais, mais de leurs images. Je lâchai prise pour les lui abandonner et… je les vis tout naturellement tomber par terre. Quel maladroit je faisais ! Je me penchai pour recommencer l’expérience quand Hélène m’arrêta d’un signe de la main. Elle me montra le décor de la chambre de mon côté puis du sien. Je suivis aussitôt le fil de sa pensée. Comme elle avait raison ! Il fallait que les objets restent parfaitement symétriques par rapport au plan que formait le miroir. Jamais elle n’aurait pu utiliser le reflet du bloc-notes pendant que dans le monde réel je m’en servais également. Tandis qu’en l’abandonnant sur le sol, peut-être pourrions-nous y inscrire chacun à notre tour ce que nous avions à nous dire. 

Je hochai la tête, et m’étendis sur la moquette, en laissant suffisamment de distance entre ma main gauche et la glace pour qu’Hélène puisse venir se lover tout contre mon alter ego. Ce fut ainsi que nous commençâmes une étrange conversation, allongés l’un près de l’autre, écrivant tous deux à l’envers, sur le même bloc dédoublé grâce à la magie du miroir.

MOI. — Je suis heureux de pouvoir enfin échanger avec vous.

ELLE. — Et moi donc ! Mais au point où nous en sommes, nous pourrions peut-être nous dire « tu », vous ne croyez pas ?

MOI. — Si. Je me nomme Nathanaël, mais tu peux m’appeler Nathan. Tu penses à quoi, lorsque tu parles du « point où nous en sommes » ?

ELLE. — Oh, Nathan ! Je me demande quelle suite donner à notre baiser.

MOI, après avoir hoché la tête. — Moi aussi, mais il faut trouver un moyen de nous retrouver vraiment.

ELLE. — Tu crois que c’est possible ?

MOI. — En tout cas, je suis prêt à tout tenter pour y arriver.

ELLE, souriant.  — Par quoi commencer alors ?

MOI. — Par faire le point sur ton histoire.

Je ne sais pas comment je fis, devant une telle situation, pour ne pas rester muet d’étonnement… Enfin si j’ose dire ! De toute évidence, j’étais seul dans la chambre. Pourtant, j’avais l’impression d’une présence, une sorte de forme chaude se calait contre mon ventre. Dans le miroir, nous étions deux, enlacés, un même stylo à la main. Mais le plus surprenant était ce que l’on voyait apparaître sur le bloc-notes. J’écrivais une phrase à l’envers. Naturellement, elle se reflétait à l’endroit. Mais comme si l’épaisseur du verre marquait un temps de latence, l’effet n’était pas immédiat. Pendant une fraction de seconde, rien ne se passait sur la page, puis le stylo, entre les doigts d’Hélène, se mettait à reproduire une à une les lettres que j’avais formées. Quand c’était à la jeune femme de s’exprimer, le phénomène était le même, quoiqu’exactement symétrique. Je sentais la phrase qu’elle composait s’imprimer en moi, directement dans mon esprit. Mais j’étais incapable de la formuler clairement. C’était un peu comme lorsqu’on a un nom sur le bout de la langue. Il me fallait déjouer mes facultés de réflexion, laisser le stylo écrire ce qu’Hélène me dictait obscurément pour que je comprenne enfin ce qu’elle venait de me dire. Ce fut ainsi que je commençai à faire le point avec elle sur tout ce que j’avais appris.

MOI. — Tout est parti d’Ernest Chotard et de ses expériences, pas vrai ? (Hélène, se contentant de hocher la tête, je poursuis.) Il avait trouvé le moyen de conserver l’image des gens qui se miraient dans son miroir, c’est bien cela ? (Nouvelle approbation de sa part.) Tu as posé nue devant sa glace et ton reflet s’est retrouvé coincé…

ELLE, m’interrompant d’un geste énergiquement de la main. — Bien sûr que non ! Il m’a fait entrer de force…

Elle continuait à écrire, mais plus rien ne s’inscrivait sur le bloc-notes. Je la vis arracher la feuille d’un air rageur. Une boulette de papier atterrit à côté de mon coude. Elle recommença, s’obstina, mais la page restait blanche de part et d’autre du miroir.

ELLE. — Je crois que je n’ai pas le droit d’expliquer ce qui m’est arrivé. Le pouvoir de la glace ou je ne sais trop quoi m’en empêche. Peut-être parce qu’il faut que tu devines, que tu pressentes ce que j’ai à te dire pour que je parvienne à le formuler… Oh ! Nathan… C’est terrible…

Elle s’était pris la tête entre les mains. Je la sentais désespérée. Après la joie de découvrir que nous pouvions converser avec tant de facilité, l’obstacle qui venait de se dresser si subitement entre nous lui paraissait insurmontable. D’un mouvement du poignet, je m’arrangeai pour que mon reflet lui caresse le bout des doigts, puis l’avant-bras et finalement la joue.

MOI. — Ne t’inquiète pas, je vais trouver. Dis-moi simplement ton nom de famille.

À nouveau, elle voulut consigner quelque chose sur le bloc-notes, mais sans succès. Je sentais contre moi, contre mon corps réel, une forme invisible frémir comme sous l’effet d’une colère impuissante. Elle ne parvenait plus à former la moindre lettre.

ELLE. — Même le prénom, je n’y arrive pas. 

Ce fut alors que, saisie d’une inspiration subite, elle se releva et, soufflant comme autrefois sur le miroir, écrivit en grandes capitales : « Beauval ». Je hochai la tête. Je poursuivrai l’enquête dès le lendemain.


Ce fut une nuit tendre, quoique fort chaste. Hélène disparut dans la salle de bains. Je fis de même. Considérant une fois de plus l’emplacement laissé vide par la glace, je procédai à la même toilette que celle qui se déroulait dans le monde du reflet. « Elle doit prendre sa douche », me dis-je en sentant l’eau cascader sur mes épaules… « À moins qu’elle ait opté pour un bain, comment savoir ? » Un peu plus tard, alors que je me brossais les dents, je me surpris à m’interroger sur le dentifrice qu’elle pouvait utiliser. Vraisemblablement le même que le mien. Était-ce cette communauté de petits riens qui avait fini par nous rapprocher l’un de l’autre : la forme d’un objet de toilette, les fragrances d’un parfum, le toucher rêche d’une serviette… À force de partager les mêmes impressions, les mêmes meubles, les mêmes décors, nous avions appris à nous connaître, à nous apprécier et désormais à nous aimer. Au début, sans nous croiser du regard, sans même nous douter de nos existences parallèles. C’était, j’en étais sûr, cette espèce de fraternité involontaire qui nous avait permis hier de nous voir, et aujourd’hui de nous parler.

— Il faudra quand même que je fasse remplacer ce miroir, me dis-je en sortant de la salle de bains.

Quelques minutes plus tard, nous étions allongés tous les deux, Hélène et mon reflet, également nus, l’un contre l’autre. Du côté de ce qui demeurait malgré tout le monde réel, j’étais seul, une fois de plus, mais j’avais la sensation d’une présence — sa présence. Cela ne suffisait pas pour lui faire l’amour, mais c’était assez pour lui glisser à l’oreille, fût-elle imaginaire : « Je t’aime, Hélène Beauval ». J’étais certain que ces quelques mots ne lui parviendraient pas, mais c’était sans importance. Je la vis pourtant dans la glace se pelotonner plus chaudement contre mon double. J’éteignis la lumière de ma veilleuse et l’embrassai dans le vide.


Je ne savais trop par où commencer ma nouvelle enquête. Peut-être en interrogeant Ernest Chotard. Je me rendis comme chaque matin à la miroiterie, et après mes habituelles corvées épistolaires, j’examinai le livre de compte à la recherche d’une éventuelle adresse. Je n’y trouvai malheureusement que le détail des sommes qui lui avaient été versées, des numéros des chèques — rien d’autre. Je descendis aux ateliers pour interroger Julien, qui d’abord m’assura ne pas savoir où pouvait loger notre homme.

—Ah ! mais si ! finit-il par dire en se frappant le front de la main. Il avait laissé certains objets personnels dans le bureau. Trois fois rien. Un carnet bourré de chiffres, une photographie de ses parents et une autre d’une femme que je n’ai jamais vue…

— Une grande blonde ? demandais-je, un peu trop certain de m’être lancé sur la bonne piste.

— Non, non, une petite brune, plutôt genre Arlette… Enfin, votre père m’a chargé de lui retourner tout cela. Je ne sais pourquoi, il voulait qu’aucune trace ne subsiste du passage de ce contremaître à la miroiterie. Donc, l’adresse… C’est vieux, mais je note tout dans mes archives. C’est comme cela que je n’oublie rien… ou presque !

Il s’était levé en riant et s’était dirigé vers les classeurs métalliques qui tapissaient le mur derrière lui. Il ouvrit le premier d’entre eux, en sortit un petit calepin à couverture noire.

— Toute ma mémoire est là, fit-il. Celui-ci date de mes premiers mois parmi vous.

Il se mit à tourner les pages, les parcourant une à une.

— 15, rue Stendhal, lança-t-il d’un air triomphant. Je me souviens à présent d’une gentille maisonnette…

Puis il se rembrunit soudain :

— Mais que lui voulez-vous, à ce brave homme ?

— J’ai besoin d’un renseignement à propos du miroir de ma salle de bains. Il a été fabriqué à l’époque où il exerçait ici et…

— Toujours cette histoire de rémanence ? demanda Julien en souriant. Si c’est une expertise technique que vous désirez, je peux m’en occuper, vous savez, monsieur le directeur ?

— Non, ce n’est pas cela. Je voudrais qu’il m’explique pourquoi ce miroir qui, sans aucun doute, lui appartient s’est retrouvé dans nos invendus et a fini par atterrir chez moi.

— Vous pensez à un trafic ou quelque chose de ce genre ?

— Non, pas exactement Julien, mais je voud…

— Si vous le souhaitez, on peut regarder la situation des stocks. Du temps de votre père, on tenait cela au jour le jour… Vous avez une date, même approximative ?

— Aux alentours de la mi-septembre 199*…, répondis-je.

— Ah ! mais c’est l’époque où j’ai été embauché alors ?

— Oui, ou un peu avant, je ne sais pas trop.

Mercier se leva à nouveau et, explorant les classeurs métalliques, en sortit un mince volume vert à couverture de toile.

— Couleur de l’espoir ! s’exclama-t-il en tapant de l’index le dos de la reliure. Ce sont les retours magasin. Il y en a très peu. C’est le même registre qui sert depuis vingt ans ! 

Il ouvrit le cahier à peu près en son milieu et chercha la date que je venais de lui indiquer. Je me plaçai derrière lui afin de lire par-dessus son épaule.

— Juin… septembre… non, rien. Ah, mais si ! regardez… 27 août 199*.

Il pointait du doigt une ligne où je voyais écrit, de la main même de mon père :

« Retour d’un grand miroir 200 x 150, pour défaut dans le tain. M. Germain Beauval — 17, rue Stendhal, Halluin. »

— Ce pourrait être le vôtre ?

Les dimensions correspondaient exactement à celles de mon ancienne glace de salle de bains.

— Ce doit être cela, répondis-je. Mais je me suis trompé, Chotard n’y est pour rien.

Julien posa son index sur la dernière colonne du registre :

— C’est quand même lui qui a négocié la reprise. Regardez ! D’ordinaire, c’est le client mécontent qui signe dans cette case…

Comme je m’apprêtais à sortir de son bureau, le contremaître ajouta :

— Ah, mais je crois comprendre… Rue Stendhal ! Nos deux bonshommes étaient voisins ! Ceci explique cela…

Je n’écoutais plus Mercier. J’avais à présent l’adresse des Beauval. Je savais où vivait Hélène, la vraie, pas celle du reflet et je brûlais de m’y rendre. Je remerciai hâtivement le contremaître, quittai la miroiterie et sautai dans un taxi.


Je songeai en chemin que je ne pouvais pas me présenter devant la jeune femme en lui racontant mon histoire d’amoureuse virtuelle. C’était son image, emprisonnée depuis dix ans dans le verre, qui s’était éprise de moi, pas la jolie blonde qui lui avait servi de modèle. Celle-ci en outre était mariée. Rien n’indiquait qu’elle ne ressente plus rien pour son époux. Et quand bien même tout aurait été fini entre eux deux ! Elle pouvait fort bien être la maîtresse d’un autre. À cela s’ajoutait, j’en prenais soudain conscience, une question de temps. Le reflet que je connaissais était de dix ans plus jeune. Je ne savais pas comment Hélène, la vraie, avait vieilli. Ce n’était pas la possibilité d’altérations physiques qui me gênait. Après tout, j’avais bien la quarantaine, moi aussi. Je ne me détacherais pas d’elle pour si peu. Non, ce que je craignais, c’était bien plutôt des changements en matière de goûts et de façons d’être. Je me décidai donc à procéder à une première phase d’observation, avant d’aller ensuite interroger Chotard.

Je n’eus pas le temps de mûrir plus longuement mon plan d’action, car le taxi m’avait lâché devant un grand immeuble qui courait des numéros 13 à 21 de la rue Stendhal. La « gentille maisonnette » dont m’avait parlé Mercier avait disparu, tout comme la demeure des Beauval, le tout sous le marteau-piqueur des promoteurs. Je vérifiais quand même les noms affichés aux sonnettes des quatre entrées, mais aucun ne correspondait à ceux que je cherchais. Je devais repartir à zéro. Les personnes que j’espérais joindre, Hélène en tout premier lieu, avaient déménagé et je n’avais aucune idée de l’endroit où ils habitaient désormais. Une fois rentré chez moi, j’interrogeai mon ordinateur pour tenter de localiser Germain Beauval ou Ernest Chotard. À la première requête, mon écran afficha « 5731 résultats approchés », et pour la seconde au contraire, il généra une page blanche.

Dans la cuisine, je trouvai le plateau-repas qu’Amédée m’avait préparé avant de s’en retourner chez lui. Je l’emportai dans la chambre. Hélène m’y attendait. Nous nous mîmes à grignoter, chacun de notre côté. Tout en mâchonnant un bout de fromage, je dressai un compte rendu rapide de ma journée par le biais du bloc-notes que nous avions laissé en place. Ma déception n’était que trop visible, je n’avais nul besoin de l’expliciter, fût-ce d’une seule phrase couchée sur le papier. Hélène l’éprouvait aussi bien que moi. Elle repoussa le plateau, se retourna, me montrant le dos. Mais je sentis contre moi une présence exactement inverse. Ses seins se pressaient contre ma poitrine et bientôt ses lèvres cherchèrent les miennes.


Le lendemain, après avoir rempli mes obligations professionnelles — et commandé à Mercier la pose d’un nouveau miroir dans ma salle de bains — je me dirigeai vers la bibliothèque de la ville. S’il y avait eu un scandale autour des agissements de l’ancien contremaître, il devait en subsister des traces dans la presse régionale. Mes recherches sur Internet n’ayant à ce propos donné aucun résultat, je m’étais décidé à me retourner vers les bons vieux papiers d’antan — du moins, pour être exact, vers les copies qui en demeurent sur microfilms. À l’accueil, je demandai à consulter tous les journaux qui pouvaient avoir consacré au moins un entrefilet à l’affaire : Nord Éclair, Le Courrier picard et quelques autres, dont une série de feuilles locales. Afin d’amadouer la bibliothécaire qui me trouvait sans doute bien gourmand, je précisai que je ne m’intéressais qu’à l’été 199*, du 21 juin au 23 septembre…

Évidemment, j’avais prévu d’étendre plus tard cette période si, dans un premier temps, mes recherches restaient vaines. Mais la chance me sourit. J’en étais seulement à la troisième bobine lorsque je tombai sur une série de brefs articles, un vrai feuilleton qui courait du 3 au 24 août. Ce n’était pas l’affaire Chotard, mais c’était à mes yeux bien plus intéressant. Le journaliste s’était mis à la place de ses lecteurs. On était à une époque de l’année où ceux-ci n’avaient guère que les faits divers pour ajouter un peu de piment à la banalité quotidienne. Chacun le sait, avec les congés d’été, l’actualité se résume pour l’essentiel aux remous de la politique internationale et à la météo des plages.

Le premier entrefilet de la série signalait simplement l’inquiétante disparition de madame Hélène Beauval, née Morel, artiste peintre. En rentrant de son travail où il exerçait la profession d’ingénieur chimiste, Germain Beauval, son mari, avait trouvé l’atelier vide. Il avait attendu son épouse toute la nuit. Le lendemain matin, mort d’angoisse, il avait fait part de cette absence inexplicable au commissaire Ménanteau — lequel, par chance, figurait parmi ses bons amis. Il n’entrait pas dans les habitudes de la jeune femme de s’éclipser de la sorte. Le couple menait une existence tranquille. Aux dires des voisins, tous deux vivaient en parfaite harmonie. Ils ne disposaient d’aucune fortune qui puisse conduire à supposer un enlèvement. Madame Beauval n’ayant pas réapparu les jours suivants, on était bien confronté à un vrai mystère…

Le second article, un peu moins laconique, insistait sur certains détails. On sentait le reporter à l’affût d’une affaire de mœurs plus ou moins croustillante. Il rappelait l’existence d’une différence d’âge importante entre les deux époux : elle vingt-huit ans, lui quarante-neuf. Il ajoutait qu’Hélène, dont les toiles se trouvaient régulièrement exposées dans les galeries de la région, s’était forgé une véritable notoriété. Elle possédait de nombreux admirateurs et même quelques mécènes. Le journaliste poursuivait en notant que c’était une fort jolie femme, grande, mince, blonde aux yeux bruns. Quelques années plus tôt, alors qu’elle n’avait pas atteint la renommée dont elle jouissait actuellement, elle avait défilé comme mannequin pour le compte d’un couturier parisien. Bref, ce minable pisseur de copie laissait entendre que la belle ne devait pas être disparue pour tout le monde.

Ces insinuations me contrariaient d’autant plus que j’y découvrais le nom de jeune fille d’Hélène. Or une dizaine d’années plus tôt, mon père avait accroché dans son bureau un tableau signé « H.M. », une toile abstraite dont les masses colorées s’organisaient autour de deux longues courbes qui pouvaient évoquer une silhouette de femme. « Passage de l’inconnu », le titre qu’avait choisi l’artiste, ajoutait encore au mystère de la composition. Je m’étais arrêté maintes fois devant la plaque de plastique doré où se trouvaient gravés ces quelques mots. Ils me laissaient rêveur, presque autant que l’œuvre elle-même. Je m’étonnais que mon père ait souhaité les avoir tous les deux chaque jour sous les yeux. Pour un homme qui n’aimait que les tableaux de l’âge classique et les sujets les plus rebattus, c’était plutôt surprenant. Lorsque je lui avais demandé la raison de cette nouvelle acquisition, il s’était montré assez évasif :

— Que veux-tu, fils ! Il faut bien aider les artistes du coin.

Faisait-il partie des mécènes évoqués par le journaliste ? À ma connaissance, ce tableau constituait la seule œuvre que lui ait vendue « H.M. » Mais peut-être finançait-il tel catalogue d’exposition, telle commande de pigments, de diluants, tel achat de matériel en tout genre. Comment savoir ? Mon père était tellement secret, et cela jusque dans ses élans de générosité. Ainsi, je ne découvris qu’après sa mort qu’il versait à titre personnel de fortes sommes à des associations diverses. Ses déclarations d’impôts, toujours scrupuleusement remplies, portaient la trace de chacun de ces dons. Néanmoins, je n’avais pas souvenir d’y avoir vu figurer le moindre avantage pécuniaire versé en soutien à quelque activité artistique que ce soit.

On s’en doute, d’autres suppositions, plus malsaines, me torturaient l’esprit. Entre autres, l’idée qu’il ait pu avoir été l’amant de mon Hélène. Il était jeune lorsque maman est morte. Pourtant, je ne lui ai jamais connu de maîtresses. Mais, je l’ai dit, Benjamin Glaszer était un homme discret. S’il s’était épris d’une femme, du moins de façon sérieuse, il ne m’en aurait sans doute parlé qu’à l’instant où il aurait envisagé de se remarier. Et encore ! Il m’aurait prévenu à la dernière minute, peut-être en jetant une enveloppe pleine de billets de banque sur la table du petit-déjeuner, avant de me lancer au visage :

— Il serait peut-être temps que tu t’achètes un smoking !

Si j’ignorais tout de ses aventures, que celles-ci soient réelles ou non, je devais reconnaître que, même sur la fin, il était loin d’être dépourvu de charme. À l’époque de la disparition d’Hélène, il abordait la soixantaine avec une certaine prestance. Il m’est arrivé de voir, en me promenant à ses côtés, des femmes qui n’avaient rien de laiderons se retourner sur son passage.

Et pourtant ! je n’imaginais pas… je ne voulais pas imaginer mon père en habits de séducteur. Surtout pas en amant de l’épouse d’un autre. À plus forte raison si l’épouse en question était une certaine madame Beauval, née Morel. Je maudissais le journaliste d’avoir ainsi instillé son venin jusque dans mon esprit, à dix ans de distance. Et tournant d’une main rageuse la molette du lecteur de microfilm, je passai à l’article suivant.

Comme je le supposais, les calomnies colportées par la sinistre feuille de chou n’avaient pas tardé à rencontrer des échos auprès de témoins faussement bienveillants. On prétendit bientôt que Germain Beauval était horriblement jaloux, qu’il lui arrivait de prendre sa femme en filature lorsque celle-ci allait faire ses courses ou se rendait chez son coiffeur. Quant à elle, on disait l’avoir vue, à l’occasion d’un vernissage, se laisser aller à boire un peu trop de champagne, et devenir volubile, souriante même, plus que de raison. L’ingénieur finit par être inquiété. À la fin du mois d’août, on n’était plus très loin de lui imputer le meurtre de son épouse. Par chance, un voisin lui avait fourni un alibi solide. Et pour faire taire définitivement les rumeurs, le commissaire Ménanteau avait rappelé aux journalistes et aux mauvaises langues que « tant qu’il n’y a pas de corps, il n’y a pas de crime »…

Cette déclaration me glaça. Il fallait impérativement que je sache si, par la suite, Hélène était réapparue, morte ou vive, s’il y avait eu une enquête plus approfondie, un procès et si Germain Beauval avait obtenu un non-lieu. À l’origine de ma rencontre avec l’inconnue du miroir, j’étais parti du principe que j’avais affaire à un reflet — un reflet qui, c’est vrai, semblait doué d’une certaine autonomie, mais qui n’en demeurait pas moins un reflet. Si Hélène avait été assassinée et si l’on n’avait jamais retrouvé sa dépouille, sa présence dans ma glace revêtait une tout autre dimension. Je conversais avec une sorte de fantôme, je dormais avec l’ombre d’une morte tout contre moi. Mon aventure cessait d’être un miracle de la science pour verser dans le fantastique le plus troublant.


Je m’étais fié au hasard à l’instant d’insérer dans le lecteur les différentes bobines de microfilms. Celle que j’avais placée en troisième lieu, celle-là même qui faisait état de tant de sous-entendus infamants, rassemblait une collection complète du Messager d’Halluin pour l’année 199*. Je parcourus les numéros suivants, dans l’espoir d’y trouver un prolongement à la poignée d’articles qui avaient retenu mon attention. Mais tout s’arrêtait le 15 septembre avec la déclaration du commissaire Ménanteau. Par acquit de conscience, je jetai un coup d’œil sur les périodiques de plus large audience, mais aucun ne donnait autant de détails à propos de l’affaire. On évoquait simplement la mystérieuse disparition d’Hélène Beauval et le fait que les soupçons des enquêteurs s’étaient « naturellement » portés sur le mari, mais que finalement toute idée de poursuite avait été abandonnée.

Je retournai voir la bibliothécaire et lui rendis les microfilms qu’elle m’avait confiés. Je lui annonçai, l’air penaud, que contrairement à ce que j’avais prévu, je reviendrai le lendemain, pour consulter cette fois plusieurs années consécutives du Messager d’Halluin. Il était capital de savoir quelle suite on avait donnée à l’affaire.


Ce soir encore, Hélène m’attendait, allongée sur le sol. J’étais entré dans notre chambre comme la veille, muni du plateau soigneusement préparé par Amédée. Une main sur le ventre, ma compagne — comment l’appeler autrement ?— me fit signe qu’elle mourait de faim. J’installai les assiettes tout près du bloc-notes. Puis, mon reflet s’étendit juste derrière elle… J’avais, je ne sais pourquoi, l’impression de devoir la ménager. Pour rien au monde, je n’aurais osé lui demander de but en blanc : « T’es-tu enfuie avec un amant ? » ou pire : « As-tu été assassinée par ton mari ». Un pressentiment me guidait : comme la veille, elle ne pourrait évoquer que jusqu’à un certain point les faits la concernant. Je commençai donc par aborder les problèmes de biais :

MOI, me coupant un morceau de fromage. — As-tu connu un dénommé Benjamin Glaszer ?

ELLE, l’air étonné, prenant une pomme. — Ça ne me dit rien, Nathan. Mais pourquoi cette question ?

MOI. — Il t’a acheté « Passage de l’inconnu ».

ELLE, dans un sourire. — C’était « Passage de l’inconnue » (soulignant d’un double trait le « e » final). J’avais croisé dans la rue, par un beau matin de printemps, une jeune fille superbe dont les mouvements dans une robe à fleurs m’avaient bouleversée. (Elle me semble étouffer un petit rire, qui bien sûr reste parfaitement inaudible, comme enfermé dans la glace.) Maintenant que tu le dis, je me souviens de l’acheteur, un assez bel homme malgré son âge. (Croquant à belles dents dans la pomme,) Il a sans doute dit son nom, mais je l’ai oublié. Il a dû payer la toile en liquide. Je n’avais donc pas la possibilité de mémoriser son identité. Pourquoi diable me demandes-tu cela, Nathan ? C’est si vieux…

MOI. — C’était mon père.

ELLE, couchant la joue sur son épaule, avec cette expression de tendresse amusée qui, à chaque fois, me bouleverse. — C’est vrai que tu lui ressembles un peu. Mais tes traits sont plus fins, tes lèvres plus minces.

MOI, après m’être resservi en fromage. — Il faisait partie des gens qu’on désignait à l’époque comme tes mécènes ?

ELLE, hochant négativement la tête. — Mais non, voyons ! Je ne l’ai rencontré qu’une fois, lorsqu’il a acheté le tableau. (Petit rire.) Et puis… « mes mécènes » ! C’est très exagéré. La Confédération générale des planteurs de betteraves a financé ma deuxième exposition, c’est tout.

MOI, souriant. — Ton mari a déménagé il y a une dizaine d’années. Tu sais où il habite ?

Hélène marqua un temps de réflexion, durant lequel elle considéra avec le plus grand sérieux son trognon de pomme sous tous les angles. Elle eut une petite moue, sans doute pour signifier qu’elle n’en avait aucune idée, puis elle se ravisa et se mit à écrire fébrilement :

ELLE. — Il avait l’intention d’aller habiter Courtrai, afin de se rapprocher de son travail. Il avait repéré une maison dans la banlieue, tout près de son usine. Il était ingénieur chez K***. (Un pli boudeur barre soudain son front.) Ainsi donc, il aura mis ce projet à exécution. Comme c’est triste ! J’aimais tant notre villa de la rue Stendhal…

« Il t’a tuée, n’est-ce pas ? » La question me brûlait les lèvres. Et pourtant, je n’étais même pas convaincu que ce soit vrai. Une chose était sûre : Hélène ne me semblait en aucun cas avoir conscience d’être morte. Elle avait peut-être raison. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’en venais à me demander si elle n’était pas réellement captive du miroir. N’était-ce pas ce qu’elle avait voulu me faire comprendre la veille lorsqu’elle avait dit, juste avant de s’interrompre : « il m’a fait entrer de force… » 

Je n’avais plus de question à lui poser. Je laissai mon reflet la prendre dans ses bras, l’étreindre passionnément. Et nous nous dirigeâmes tous trois dans nos salles de bains respectives. Dans la mienne, le nouveau miroir qu’avait installé la maison Glaszer dès que j’en avais passé la commande me renvoyait une image inhabituelle, celle d’un homme dont une journée de lecture et de réflexions pénibles n’était pas parvenue à absorber toute l’énergie. J’étais impatient de poursuivre mon enquête, même si j’en prévoyais le triste aboutissement. Si Hélène n’avait pas été là à m’attendre, j’aurais sans doute sorti la voiture du garage et filé en direction de Courtrai, simplement pour localiser l’usine K*** et y découvrir, à proximité, la demeure de Germain Beauval. Juste faire le trajet, afin de me calmer l’esprit ! J’en avais tout au plus pour une quarantaine de minutes, aller et retour. Mais je savais qu’après avoir pris sa douche et s’être brossé les dents, ma compagne n’aurait qu’une hâte : me rejoindre dans le monde du reflet. 


Le lendemain matin, je renonçai à me rendre à la miroiterie. Je téléphonai à Arlette pour la prévenir de mon absence. J’étais assez coutumier du fait, me faisant régulièrement porter pâle pour une raison ou une autre. La douce secrétaire ne posa aucune question. Elle se contenta de me souhaiter une bonne journée. Je montai peu après dans ma voiture et pris le chemin de la bibliothèque. Avant d’approcher Germain Beauval, je devais glaner des informations complémentaires. Y avait-il eu ou non procès ? Et dans l’affirmative, quel verdict avait-on rendu ? À cela s’ajoutaient des hypothèses auxquelles je ne croyais plus trop : Hélène avait-elle réapparu ? Menait-elle une vie paisible auprès d’un mari fidèle et aimant ? etc., etc.

Deux heures plus tard, j’avais parcouru, il est vrai en diagonale, cinq années consécutives du Messager d’Halluin. Pas un mot sur les époux Beauval ni sur un éventuel procès. Plus rien. On aurait dit qu’ils avaient tous les deux cessé d’exister. Du moins du point de vue du journaliste. En revanche, je découvris dans la collection de l’année 200* une nouvelle série d’articles dont l’intitulé, « le Barbe bleue d’Halluin », accrocha immédiatement mon regard. Le mystère datait en réalité de plusieurs années, mais il avait fallu du temps aux enquêteurs pour y voir clair. D’inquiétantes disparitions d’enfants avaient été signalées dans la région. On n’en comptait pas moins d’une quinzaine. Après avoir relié entre elles toutes les affaires, on en était venu à mettre la main sur un suspect : Ernest Chotard. On avait retrouvé les restes de deux petits corps, enterrés dans le jardin de l’ancien contremaître. Celui-ci avait fini par reconnaître qu’il était à l’origine du drame. Il ajoutait cependant qu’il n’était en aucun cas coupable de meurtre. « C’était une expérience scientifique ! », ne cessait-il de répéter. Quant à ce qui avait pu arriver aux autres enfants, le criminel n’avait livré aucune explication rationnelle : « Demandez à Alice ! Demandez donc à Alice », telle était sa seule réponse.

À présent que le journal m’en rappelait les grandes lignes, je me souvenais vaguement du procès qui avait suivi. Toute la presse, locale comme nationale, en avait parlé. L’homme avait été condamné, mais son état mental s’était à ce point détérioré qu’on l’avait interné à l’asile d’Armentières. Bien sûr, j’avais dû croiser le prévenu à l’époque où il travaillait pour mon père, mais je n’avais sans doute pas eu connaissance de son nom, ou alors je l’avais oublié. En tout cas, quand l’affaire éclata au grand jour, je ne fis pas le rapprochement. Il est vrai que je ne suis guère friand de ce genre de nouvelles. D’ailleurs, je n’étais pas le seul. Il était quand même étonnant que nul n’ait fait le lien entre ces disparitions d’enfants et la rumeur qui prêtait à Chotard l’habitude de faire poser des dames et jeunes filles devant son miroir. Selon la chronologie de l’affaire, ce scandale devait pourtant avoir eu lieu entre les deux premiers meurtres et les suivants, ceux-là mêmes qui n’avaient laissé aucun indice matériel.


Ainsi, les fils de l’intrigue se dénouaient ; les choses commençaient à m’apparaître avec précision. Le déroulement de mon enquête était désormais tout tracé. Après avoir rencontré Germain Beauval, je devrais impérativement remonter la piste du Barbe bleue d’Halluin…

Je repris ma voiture et filai en direction de Courtrai. J’avais cherché sur Internet l’adresse des établissements K***. Le GPS m’y conduisit sans la moindre difficulté. Un petit lotissement s’étendait à gauche des bâtiments de l’usine. Il était réparti sur deux rues à angle droit. Devant chacune des maisons, toutes rigoureusement identiques à leurs voisines, on avait ménagé de gentils jardinets de taille et de forme variables. Les propriétaires les avaient agencés selon leur goût. Un muret de fausses pierres clôturait chaque terrain. Disposés à peu près régulièrement tous les trente ou quarante mètres, des portails en interrompaient la monotonie. À côté de chacun d’entre eux, fixée sur son support métallique trônait une boîte aux lettres. Je n’avais qu’à déchiffrer les noms qu’on avait dû y inscrire. C’était presque trop facile. 

Effectivement, dix minutes plus tard, j’avais identifié la demeure de l’ingénieur chimiste : gravée sur une plaque de plastique doré, la mention « G. et H. Beauval » s’affichait fièrement au-dessus d’une bande adhésive rouge censée prévenir le facteur : « pas de publicité, s’il vous plaît ». J’étais devant le numéro 12 de la rue Bontempelli. Le pavillon ne manifestait aucun signe d’activité. Il n’était que quinze heures. Le propriétaire des lieux devait être à son travail. J’allais sonner néanmoins, au cas où Hélène — qui, selon la boîte aux lettres, semblait habiter avec son mari — aurait été occupée à peindre. Après tout, elle pouvait s’être aménagé un atelier à l’étage, dans une pièce qui ne donnait pas sur la rue. J’avais le cœur serré, je l’avoue, en entendant retentir le timbre grêle dans toute la maison. J’avais échafaudé tant d’hypothèses en quelques jours. Je n’avais pas éliminé celle d’un possible retour au foyer de Germain Beauval. Mais je l’avais tenue pour la moins probable. Si la jeune femme était venue m’ouvrir cet après-midi-là, j’aurais été sans doute totalement décontenancé. La belle idée du crime, qui m’avait promu en unique défenseur de sa cause, se serait effondrée brusquement. Par chance, le tintement de la sonnette ne déclencha aucune réaction à l’intérieur de la maison. Je n’avais plus qu’à me dissimuler dans un coin et attendre.

Vers dix-huit heures, un petit homme — il devait arriver à peine à l’épaule de sa femme — poussait le portail du numéro 12, prenait son courrier dans la boîte aux lettres avant de pénétrer chez lui. Cheveux poivre et sel, la soixantaine, il portait une barbiche qui lui conférait des allures de satyre. J’attendis quelques instants, le temps qu’il oublie un peu les contraintes de son travail, et, traversant la rue, j’allais presser le bouton de sa sonnette.

Il ouvrit assez rageusement, imaginant sans doute avoir affaire à un démarcheur. J’avais prévu une entrée en matière qui justifiait ma visite. Je commençai par me présenter de façon assez courtoise comme le directeur d’une galerie d’art.

— Cher monsieur, continuai-je en jouant les financiers bohèmes, c’est en fait madame que je souhaiterais rencontrer…

— Elle n’est pas là, me répondit Beauval assez sèchement.

— Pourriez-vous lui dire que j’ai été fort séduit par l’une de ses œuvres et que j’envisage de lui consacrer l’une de mes prochaines expositions?

Le mari d’Hélène parut commencer à se détendre. Il prit un air embarrassé. Il ne pouvait transmettre aucun message. Son épouse l’avait quitté dix ans plus tôt. Elle avait dû refaire sa vie dans un pays lointain et abandonner toute activité artistique. En me faisant ses confidences, il affectait la plus grande tristesse et semblait chercher à s’attirer ma sympathie. En réalité, j’avais l’impression qu’il se méfiait de moi. Peut-être me prenait-il pour un détective privé embauché par quelque proche de sa femme. Car, j’y songeai soudain, Hélène avait sans doute de la famille, une sœur, un frère, un vague parent que l’issue de l’enquête laissait insatisfait. Répondant comme par anticipation aux accusations que j’aurais pu formuler, Germain Beauval maintenait sa ligne de défense. Il se contentait de répéter les conclusions qui, par la voix du commissaire Ménanteau, l’avaient blanchi de tout soupçon : sa femme avait fait une fugue avec un inconnu.

— Voilà qui est bien dommage, m’exclamai-je. A-t-elle au moins laissé quelques toiles ? Je suis prêt à vous acheter celles dont vous accepteriez de vous débarrasser.

Le satyre malingre et vieilli qui me faisait face réagit aussitôt. J’avais frappé juste : Germain Beauval aimait l’argent. Il me demanda de l’attendre un instant. Quelques minutes plus tard, il réapparaissait avec quatre tableaux dans les bras.

— J’en ai une dizaine d’autres au grenier. Je suis prêt à vous les céder tous. Vous comprenez, il y a trop de souvenirs là-dedans…

Il avait calé les toiles contre le mur et me désignait l’une d’entre elles, une large courbe d’ocre bordée de vert et de bleu :

— Tenez, commenta-t-il, celle-ci date d’un séjour à Saint-Jean-de-Luz. Il fallait qu’elle peigne, même quand nous étions en vacances. Vous me proposeriez combien pour celle-là ?

Je n’avais aucune idée de la cote qu’avait pu atteindre la signature d’Hélène. J’avançai un chiffre au hasard :

— Je pense que mille euros serait une somme convenable. Mais je ne voudrais pas que vous me considériez comme un margoulin. Ces œuvres risquent de prendre de la valeur.

— Je préfère m’en débarrasser au plus vite, prétexta-t-il. Elle m’a trompé, vous savez, et s’est arrangée de telle sorte qu’on m’a roulé dans la boue. Je me demande même pourquoi je n’ai pas brûlé toutes ces croûtes…

— Allons ! rétorquai-je. Je ne vois ici que des chefs-d’œuvre… Montrez-moi les autres. Je ne puis vous les acheter toutes. Mais je vous propose d’exposer celles qui vous resteront dans ma galerie. Je suis sûr qu’elles trouveront rapidement acquéreur.

Germain Beauval ne se fit pas répéter mon offre. Il disparut quelques minutes et revint avec cinq toiles, entassées sans soin dans un grand carton. Puis il recommença son manège et bientôt ce furent quatorze tableaux qui s’alignèrent dans son salon, calés contre les murs ou les dossiers des fauteuils.

Je m’accroupis devant une table basse et rédigeai comme convenu un chèque de 4.000 euros. Comme je le lui tendais, il en vérifia le montant et le glissant dans sa poche, il demanda brusquement :

— Vous disiez être tombé amoureux de ma femme en découvrant une de ses toiles.

J’avais préparé depuis longtemps ma réponse, je voulais juger de la réaction qu’elle susciterait chez mon interlocuteur :

— Amoureux de sa peinture, dis-je en souriant, de sa peinture seulement, car elle, je ne l’ai jamais rencontrée. Mais j’ai vu une de ses œuvres dans le bureau de mon père, à la miroiterie Glaszer.

Un court instant, le visage de Germain Beauval se décomposa. Il marqua un temps de silence avant de demander :

— Vous n’avez donc pas pris la succession de ce cher Benjamin ? Vous avez préféré le métier d’amateur d’art ?

— Je pilote notre petite entreprise, mais en dilettante, répondis-je. Je ne m’occupe de quasiment rien. J’ai ainsi tout loisir de gérer ma galerie.

Je récupérai les quatre toiles que j’avais choisies et me dirigeai vers la sortie.

Germain Beauval avait retrouvé son air soupçonneux. En lui serrant la main, j’affichai mon sourire le plus naïf :

— Je vous remercie pour tout, lui dis-je. Je vous fais parvenir sous huitaine une première esquisse pour notre exposition ?

— Bien entendu ! répondit-il.

J’avais cependant l’impression qu’un tout autre projet lui trottait dans la tête. 


Finalement, cette visite m’avait appris bien peu de choses. Je n’avais guère qu’une certitude. Hélène n’avait pas reparu. Beauval tenait tellement à jouer les innocents qu’il avait fait inscrire, à côté de la sienne, l’initiale du prénom de sa femme sur la boîte aux lettres. Mais sa façon de répondre à mes questions, sa volonté de vendre les tableaux restés en sa possession et surtout sa réaction lorsque j’avais évoqué la miroiterie, tout indiquait qu’il était sinon coupable, du moins complice de la disparition d’Hélène. « On n’a pas retrouvé le corps ». Il s’était bien gardé de prononcer une phrase pareille. C’était pourtant sur elle qu’avait toujours reposé sa défense. Alors que j’étais lancé à vive allure sur l’autoroute, elle ne cessait de me trotter dans la tête. Pas de cadavre, pas de meurtre. Voilà bien ce qui avait causé la ruine de Chotard, convaincu d’avoir enlevé puis tué une dizaine d’enfants. Sans les deux petits corps enterrés dans son jardin, l’ancien contremaître n’aurait pas vraiment été inquiété. La rumeur aurait enflé, comme pour les femmes qu’il avait fait poser nues devant son miroir. Puis les gens se seraient lassés. Finalement, tout le monde aurait abandonné la partie. Le meurtrier aurait déménagé en Belgique où il aurait coulé des jours heureux…


Le tableau de bord de ma voiture affichait 19 heures. Il était trop tard pour une visite à l’asile. Je rentrai directement à la maison, passai par la cuisine pour récupérer le plateau d’Amédée et m’installai devant la glace de ma chambre. Hélène, allongée près du bloc-notes m’y attendait, comme à l’ordinaire. Je lui fis un bref résumé de ma journée.


Le lendemain matin, après m’être à nouveau fait porter pâle auprès d’Arlette, je pris la direction d’Armentières, espérant qu’on n’ait pas transféré Chotard dans un autre hôpital psychiatrique. Mais non, l’homme figurait bien parmi les patients accueillis par l’établissement.

— C’est presque un malade idéal, me dit l’infirmière en me conduisant en salle de repos. Il passe ses journées à tirer les cartes devant un miroir. Je dis ça, mais… il n’utilise pas des cartes, mais des branches d’achillée. Selon lui, ce serait une vieille technique divinatoire chinoise.

Elle eut un petit rire avant de conclure :

— Personne ne prête attention à ses supposées prophéties, mais au moins ça ne fait de mal à personne !

Effectivement, quand je pénétrai dans la pièce, l’individu que la jeune femme m’indiqua être Ernest Chotard manipulait des bâtonnets de bois. Posté devant un miroir de poche, il les triait, les comptait, les regroupait, écartait quelques-uns d’entre eux, avant de recommencer indéfiniment les mêmes opérations.

— Au moins ça l’occupe, murmura l’infirmière.

Puis s’approchant de lui, tout en me pointant du doigt, elle ajouta :

— Vous avez de la visite, ô grand mage !

Elle avait souligné la dernière expression d’un clin d’œil à mon intention. Je m’assis sans un mot à côté de l’ancien contremaître et le regardai poursuivre ses travaux de divination. Il était concentré à l’extrême et ne prêtait aucune attention à ce qui pouvait se passer autour de lui. Il rassemblait ses tiges d’achillée, écartait l’une d’entre elles, séparait le reste du paquet en deux, en retirait à nouveau une, puis regroupait les autres par quatre… À la fin de chaque série d’opérations, il inscrivait ce qui devait être le résultat de la manipulation sous la forme d’un trait ou de deux longs tirets. Lorsqu’enfin il eut superposé six de ces marques, il leva les yeux vers le miroir et y examina la figure qu’il venait de former. Puis il me regarda, prit une courte respiration avant de murmurer sur le ton de la confidence :

— Ce sera bien pâtes au fromage et non pommes de terre frites…

Je me retins de rire. Tout en observant le malade, je m’étais résolu à imiter l’infirmière. Un interrogatoire ordinaire avait toutes les chances de ne pas aboutir. L’homme risquait de perdre son calme ou de se murer dans le silence. Le mieux était de flatter ses manies et de lui faire croire que je prenais au sérieux ses dons de voyance.

— Je peux vous demander une consultation ? suppliai-je presque, d’une voix pleine d’onction.

Chotard sembla surpris. J’eus soudain l’impression qu’il était moins fou qu’il ne le laissait paraître. Il fouilla du regard les coins de la pièce, balayant lentement les visages des pensionnaires assis non loin de lui. Puis je le sentis se détendre. Il me fit face, et dans un grand sourire, me fit comprendre qu’il voulait bien accéder à ma requête.

— Je ne prends pas d’honoraires, commenta-t-il en baissant la voix. Mais si vous aviez un paquet de cigarettes… Il est interdit de fumer, ici, même dans le parc ! 

— Moi-même, j’ai arrêté depuis longtemps, murmurai-je. Enfin, c’est promis ! Je vous apporterai une cartouche lors de ma prochaine visite.

Il hocha lentement la tête.

— Que voulez-vous savoir ?

— C’est une question un peu technique, dis-je. Est-ce qu’Alice est vraiment passée de l’autre côté du miroir ?

J’avais choisi cet angle d’attaque puéril en m’étant souvenu des explications qu’il avait livrées lors son procès. Il s’empara de ses branches d’achillée et reprit le cérémonial que je l’avais vu observer quelques instants plus tôt. Il avait déjà écarté une dizaine de bâtonnets, quand il jeta soudain sur la table la quarantaine qui lui restait encore en main.

— Je n’ai pas besoin de deviner la réponse, je la connais par avance. Oui, Alice est entrée dans le monde du miroir. Mais Lewis Carroll a dû trouver le bon moment, surtout pour lui défoncer le crâne. C’est en effet quelque chose de très délicat. Moi-même, voyez-vous, au début… j’ai eu du mal…

Je le regardai, abasourdi, mais je gardai le silence. Je ne voulais surtout pas l’interrompre sur sa lancée. Ses confidences allaient confiner au délire, mais peut-être pourrais-je y glaner malgré tout quelques onces de vérité.

— Oui, j’ai eu du mal, répéta-t-il en hochant la tête. Les deux premières fois, j’ai totalement raté mon coup. Les deux petits étaient dans un sale état. On ne pouvait plus rien en faire. Alors j’ai examiné, analysé. J’ai compris qu’il fallait d’abord que le cobaye soit nu. Il trouverait toujours de quoi s’habiller de l’autre côté… Ah ça ! Le vieux Lewis se garde bien de le dire…

Je le laissai parler. Il m’expliqua qu’il avait fait poser toutes les femmes dont les agissements avaient fait scandale pour étudier ce qu’il appelait le point de tangence entre le corps et son reflet. Ce n’était qu’à partir de toutes ces observations qu’il avait pu perfectionner sa « méthode ».

— Vous voyez, ajouta-t-il, il ne faut jamais pousser le cobaye vers la vitre. À l’instant précis où il va rendre l’âme, on doit laisser le verre l’absorber…

— « Rendre l’âme », répétai-je… Il est donc nécessaire les tuer ?

— Non, non, assura-t-il. Le coup sur la tête les fait juste un peu saigner. Mais on opère de telle sorte que le miroir les aspire avant qu’ils soient tout à fait morts. Dans l’autre monde, la blessure cicatrise vite.

Il avait pu ainsi « transporter » des enfants, dont, à ce qu’il disait, la plastique était plus malléable. Puis il avait terminé avec la femme d’un ami. Tout ce qu’il racontait me paraissait absurde, et cependant l’ensemble de ses propos me semblait expliquer la disparition de tous ces corps.

— C’est l’éternité, voyez-vous, que j’offrais à cette marmaille ! se lamenta-t-il. Et croyez-vous qu’on m’a remercié ? Non ! On m’en a voulu pour mes premiers tâtonnements. C’est pourtant comme ça que le progrès scientifique fonctionne ! On n’avance qu’en corrigeant ses erreurs…

— Vous avez toujours employé le même miroir ?

— Non, pour la femme, j’ai utilisé un exemplaire que j’avais fait spécialement fabriquer pour son mari. C’est qu’il entendait garder sa putain à l’œil, le Beauval ! Je crois qu’il a été déçu de ne pas réussir à apercevoir son reflet. Son manque de foi m’a beaucoup chagriné. Un moment, il a même voulu briser le miroir ! Là, ça aurait été un crime, un vrai. Heureusement, je l’en ai dissuadé…

Chotard se mit à se balancer d’avant en arrière sur sa chaise. Je posai ma main sur son poignet, pour tenter de le calmer. Puis je le saluai et lui promis de revenir la semaine suivante avec une cartouche de cigarettes.


Sur le chemin du retour, je me dis que je n’avais finalement guère progressé. Bien sûr Chotard assurait que c’était Hélène et non son reflet que j’apercevais dans la glace. Mais c’était là les propos d’un fou. De toute façon, qu’elle soit morte ou qu’elle continue à vivre dans un monde virtuel ne changeait rien à l’affaire. Même si j’avais cru au miracle, même si je m’étais mis en tête d’interroger l’ancien contremaître sur ses découvertes, j’étais bien incapable de reconstituer la fameuse méthode qui m’aurait permis de la rejoindre dans le miroir. Il fallait me contenter de ce qui était possible : jouer avec des images et fermer les yeux pour avoir l’impression, l’illusion d’étreindre la femme que j’aimais…


Une semaine se passa ainsi, dans un bonheur teinté de résignation. Hélène me parlait de sa vie dans le miroir, des longues périodes où elle restait comme inconsciente. Parfois, surprenant l’ombre qui voilait mon regard, elle tentait de me réconforter. Elle se lovait contre mon reflet, sans inscrire le moindre mot sur notre bloc-notes. Ce n’était pas nécessaire. Je la regardais alors dans la glace, et murmurai :

— Je t’aime.

Je lisais sur ses lèvres la réponse, toujours la même :

— Idem.


Le premier événement marquant fut un coup de téléphone de Germain Beauval. Le bonhomme voulait savoir ce que devenait « notre » projet d’exposition. Je bégayai une excuse : non, je ne l’avais pas oublié, mais j’avais été fort occupé durant la semaine. Je lui demandai un peu de patience. Ce n’était pas vraiment un mensonge. Hélène avait été enchantée de retrouver les quatre tableaux que j’avais achetés à son mari. Je les avais accrochés aux murs de la chambre, et il ne se passait pas un soir sans qu’elle me raconte une anecdote à propos de l’un d’eux. Confier ce qui restait de son œuvre à une galerie lui semblait une bonne idée :

— Ainsi, je continuerai un peu à vivre dans ton monde, m’écrivit-elle quand je lui fis part de mon projet… Tu prendras des photos, dis ?

Ma détermination à exposer les tableaux de sa femme me parut rassurer Beauval. J’avais bien sûr l’impression qu’il cherchait à me sonder sur autre chose. Malgré tout, j’oubliai presqu’aussitôt le léger malaise qu’il avait suscité en moi. Ce fut Mercier qui, involontairement, sonna à nouveau l’alarme dès le lendemain. En règle générale, le contremaître ne demandait jamais à me rencontrer. C’était toujours moi qui allais le voir dans son antre, au fond des ateliers. Or ce matin-là, j’étais planté devant « Passage de l’inconnue » lorsqu’il fit irruption dans mon bureau, sans même laisser le temps à Arlette de l’annoncer.

— Je suis embêté, patron, et drôlement !

— Que vous arrive-t-il ?

— Bah, ce n’est pas moi, c’est Serge. Je n’étais pas là au bon moment.

Serge Dumont est le plus ancien de nos ouvriers, un brave homme un peu niais, mais très méticuleux dans son travail.

— Eh bien ! qu’a-t-il fait de si grave?

— Vous vous souvenez de Beauval, le type qui a fait reprendre un de nos miroirs ?

Je sentis renaître l’impression désagréable de la veille.

— Bien sûr, nous en avons parlé l’autre jour.

— Eh bien, figurez-vous qu’il a voulu récupérer son bien. Enfin... ce qui avait été son bien. Évidemment Serge lui a dit que c’était impossible. Mais le bonhomme a insisté. Il a affirmé que monsieur votre père l’avait placé dans le stock d’invendus… Bref, pour s’en débarrasser, notre brave Dumont a craché le morceau.

— C’est-à-dire ?

— Ben, il a expliqué que l’objet en question était à présent dans votre salle de bains et qu’il était inutile de chercher à l’en retirer. Serge, bien sûr, n’était pas au courant du changement…

Je souris en me disant que si Beauval s’était mis en tête de récupérer le miroir, je lui céderais avec un grand plaisir celui que j’avais fait accrocher à la place de l’ancien. L’un et l’autre étaient parfaitement identiques. Après tout, voler un homme de cet acabit s’apparentait plutôt à une bonne action.

— Ne vous inquiétez pas, Julien. Il m’a téléphoné hier. Nous avons un projet commun. Nous nous arrangerons, ce n’est rien.


Un choc étouffé vient de me réveiller. Hélène se retourne avec un léger grognement. J’entends chuchoter dans la salle de bains et colle mon oreille contre la porte. Je reconnais la voix de Germain Beauval. L’imbécile ! Il s’est introduit chez moi pour dérober le mauvais miroir.

— Faites pas de bruits, les gars. C’est pas parce que je compte le détruire qu’on peut le décrocher sans y prendre garde. D’après ce que j’ai pu comprendre en surveillant la maison ces derniers jours, le proprio doit dormir juste à côté. Faudrait pas le réveiller.

Voilà donc Beauval à nouveau prêt à commettre ce qu’Ernest Chotard appelait le « vrai » crime. Je sais bien, je n’ai aucune raison d’intervenir. Qu’importe s’ils s’emparent de ce miroir-là, et même s’ils le brisent en mille morceaux ! Mais c’est plus fort que moi. Depuis le temps que j’ai envie de m’en prendre à ce gringalet de Beauval…  J’ouvre, persuadé que mes voleurs s’enfuiront dès que je me montrerai. Mais le mari d’Hélène a recruté deux solides gaillards pour lui venir en aide. J’ai beau rendre les coups, ils me saisissent à la gorge et me projettent contre la glace de la salle de bains. À demi assommé, je vois le plus costaud de mes agresseurs me prendre par le cou et me balancer dans la chambre avant de refermer la porte. Ma tête heurte violemment le dallage près du miroir, celui d’Hélène bien sûr, car l’autre… aux bruits de cavalcade qui montent bientôt de l’entrée, il doit à présent partir pour Courtrai. Quelque chose de tiède, de poisseux me coule sur les épaules, tandis qu’un gémissement se fait entendre à côté de moi. Des lèvres chaudes, étonnamment douces, légèrement humides se posent sur les miennes. Ce n’est pas une vague impression, un de ces fantasmes dont j’ai pris l’habitude. Non ! C’est un vrai baiser. Alors que nos deux langues luttent, jouent à s’enrouler l’une contre l’autre, je sens une force inouïe qui m’attire.

Je meurs, mais j’ai compris.

Je suis en train de passer du bon côté du miroir.


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